J’ai le temps d’être dans l’essentiel
par: Ariane-Li Simard-Côté
Cette phrase m'est apparue en plein confinement, alors que j’ai eu l’impression d’arriver au bout de ma vie, que tout était fait. Que tout ce que j’avais souhaité dans la vie, sauf encore fonder une famille et avoir des enfants, et voir aussi souvent que possible des couchers de soleil sur un catamaran, tout sauf ça, je l’avais eu. Un conjoint et une longue relation transformante, un métier fabuleux, voyagé autour du monde par affaires et par passion, vécu une foule d’autres expériences merveilleuses...
Puis, être retournée vivre dans ma maison d’enfance avec un tel sentiment d’appartenance, qu’assise paisiblement dans ma chaise berçante sur mon balcon, on m’aurait demandé à ce moment précis : « Que veux-tu de plus ? » Et j’aurais répondu : « Rien. J’ai tout fait. Ma vie est vécue. »
À cet instant précis, je n’ai plus eu d’élan créateur. Aucun.
Mais dans ce moment d'apnée, immobile après l’expiration, se préparait l’inspiration. Tout au fond de moi, se préparait ce que je me gardais pour la fin : Jouer de la musique et fonder une famille … et je l’espère, voir un coucher de soleil sur un catamaran le plus souvent possible. Ce que je considérais comme étant essentiel.
Avais-je eu peur de le faire plus tôt ? Par peur de tout gâcher ? De manquer d’expérience ? Assurément.
Mais tout à coup, le temps semblait si court et venir à manquer… C’est à ce moment qu’est apparue cette phrase, tel un chuchotement de mon âme, susurré par mon corps qui jouissait de cette douce lumière jaune de fin de journée : “J’ai le temps d’être dans l’essentiel.”
Je me suis mise à inspirer à nouveau. Et comme “ma vie était faite”, je n’avais alors plus rien à prouver à personne.
J’ai donc choisi d’essayer de lâcher le « faire » pour découvrir l’ « être », ce fameux : “ici et maintenant”. Était-ce vraiment possible d’interagir ainsi avec la vie ? Sortir de cette course effrénée et de cette sensation de manque?
Et c’est là que la transformation s’est véritablement opérée. Que j’ai senti mon corps muer.
Raconter la mort en moi est assurément une expérience des plus troublante et bouleversante. Sans doute puisque je me sens exactement à ce moment où la chenille quitte sa forme de chrysalide pour voir apparaître ces énormes protubérances dans son dos qui deviendra des ailes, perdant ses repères.
Je sentais qu’il y avait un “moi avant”, et un “moi après”. Car malgré tous mes rêves accomplis, il y avait les coups, les cicatrices, les blessures. Assise sur mon balcon, je me sentais sereine, mais balafrée. Et d’une certaine façon, je ne savais plus où retrouver la force de me lever. Comme si cette force lointaine de la jeunesse était aujourd’hui dissipée. Où était l’élan de vitalité créateur, ma soif de vie dévorante ?
Quelque chose en moi semblait chercher à nouveau cette tendresse d’antan, et se posait la question : Comment puis-je vivre ainsi aujourd’hui, si loin de moi que j’aimais tant ? Ce moi, tel une sorte de souvenir lointain. Mais dès que je cesse de me braquer, je retrouve les effluves du parfum de mes 20 ans, mes ami.es, mes rires, mon énergie, ma curiosité… Est-ce complètement parti aujourd’hui ? N’ai-je plus accès à cette chenille rampante et dévorante qui avait cette soif inépuisable de la vie ?...
C’est ce que je croyais, jusqu’à ce que j’en vienne à croire que j’étais plus proche du homard que du papillon. Que sous cette carapace endurcie, devenue trop petite, une autre poussée de croissance m’attendait… Et qu’une carapace plus grande et tendre me représenterait à nouveau, comme celle de mes 20 ans, mais mieux adaptée encore.
Je ne sais comment parler de ce dont je m’apprête à parler. Puisque l’expérience vécue est si profonde, mais j’essaierai. Guidée par des mots qui ont résonné plus fort dans mon cœur pendant cette transition. Abus. Reprise de pouvoir. Guérison. Acceptation. Pardon. Limites. Affirmation. Validation. Croissance. Paix. Abandon. Confier. Confiance. Puissance supérieure. Sérénité. Moment présent. Amitié. Amour. Amour de soi. Don de soi. Échange. Respect. Famille. Vérité. Rigoureuse honnêteté.
Se remettre d’abus dans sa vie n’est pas chose aisée. Tout d’abord il faut se rendre compte et conscientiser que c’est de l’abus. Et pour cela, il faut savoir tracer ses limites tout comme avoir confiance que nos limites sont tracées au bon endroit. Ensuite, il faut apprendre, si les autres n’en ont pas conscience, à les manifester.
Ce que je peux dire, c’est que les traces de l’abus ont laissé une carapace si dure, que je ne me rendais même plus compte que je ne pouvais plus bouger. Grâce à une amie, et grâce à #Metoo, grâce à avoir osé parler, me confier à un autre être humain qui a su m’entendre, me croire et m’écouter sans jugement… La carapace est partie.
Et ce que j’ai retrouvé est si tendre… si tendre que j’avais oublié que j’étais ainsi. Je me rappelle que je l’étais, à 22 ans. Et cet âge me revient alors à la vitesse de l’éclair, et tout à coup, mon corps a 22 ans à nouveau, à cet instant T.
Le rapport au temps est si mystérieux, mais la seule image qui me vient en tête est que je repoussais fortement d’une main cette femme que je jugeais d’être naïve, et la faisait marcher à côté de moi, comme sur une ligne de vie parallèle, je la gardais loin de moi. J’étais rendue endurcie et m’assurais de tenir loin de moi la “naïveté”, je la sentais 20 ans derrière, et parfois elle me manquait, mais je ne savais comment la retrouver.
Et le jour où la carapace est partie, elle est tombée à genoux à côté de moi, et je l’ai prise dans mes bras, et j’ai pleuré, et l’ai réconfortée, apaisée, guérie. Et cette jeune femme vit à nouveau en moi, tendre, disponible, non pas naïve, mais belle, oui, tendre et sereine.
Et cette nouvelle peau plus tendre et plus belle sous la carapace grandie, à l’aube de mes trente-dix ans, je ne l’échangerais pour rien au monde.
Je suis fière d’avoir continué de croître malgré la rigidité de ma carapace, car je ne l’aurais sans doute jamais perdue si j’avais arrêté de grandir, et je n’aurais jamais pu revivre la vie tendrement à nouveau, et percevoir la magnificence de celle-ci, avec la sensibilité de mes 22 ans mais le regard aguerri de mes trente-dix ans.
Et je dis trente-dix ans, mais maintenant je sais que mon âme habite le corps millénaire de toutes mes mères nées du ventre de leur mère. Et elles me donnent toutes la force de mourir à moi-même et de renaître au besoin, de la même façon que les femmes détiennent la clé de la puissance du cycle. Et dans ces villes du « vingt-quatre heures sur vingt-quatre / sept jours sur sept », j’espère que l’on comprendra un jour l’importance de valoriser et préserver ceux-ci, les cycles.
Merci à toutes les mères millénaires de mon corps, de m’avoir un jour murmuré, sur mon balcon, que « j’ai le temps d’être dans l’essentiel. »
Et merci à moi, de l’avoir entendu, et osé l’appliquer à chaque instant.
J’aime dire : « Parfois nos têtes ne comprennent pas tout, mais notre âme, elle, sait ce qu’elle fait. »
En lui faisant confiance, on ressent instantanément toute l’infinie abondance et richesse de la Vie entrer dans nos coeurs et se manifester partout autour de soi, à chaque instant renouvelée, comme la transformation du papillon, et la peau du homard, des milliards de cellules meurent dans notre corps chaque seconde, puis renaissent, identiques, mais à la fois différentes, plus adaptées à ce que la Vie lui réserve.
Et je vis.
Encore. À nouveau.
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